Introduction à la lecture du Séminaire Langoisse de Jacques Lacan
Jacques-Alain Miller
La Cause freudienne n° 58 :: Maladies d'époque - octobre 2004
Texte et notes établis par Catherine Bonningue, à partir de lOrientation lacanienne III, 6, leçon du 2 juin 2004.
La première partie a été publiée dans le numéro 58 (octobre 2004) de la Cause Freudienne1. UN MOBILE
Un art de rhéteur
Ce que je tiens entre les mains est un livre, et pourtant, à le relire, à le redécouvrir sous cette forme, me venait le dit de Magritte : « Ceci nest pas un livre. »
Si ce nest pas un livre, alors quest-ce que cest ? me suis-je demandé. Ce serait plutôt quelque chose comme un film, lenregistrement des déplacements dun mobile. Ce mobile est une pensée qui parcourt un espace, qui ouvre une dimension et qui lexplore, qui trace une piste, non sans ségarer, non sans rencontrer des impasses, non sans revenir sur ses pas chercher des points de passe. Une pensée qui dessine parfois des panoramas, lesquels sévanouissent peu après pour laisser place à des détails démesurément grossis, qui sont parfois des mirages, et en direction desquels on chemine jusquà les voir se dissiper. Mais il fallait quil y ait le mirage et quil se dissipe pour trouver lissue permettant daller au-delà.
Si lon cherche à composer une doctrine de Lacan sur langoisse à partir de ce Séminaire, il faut faire très attention et ne pas prendre chaque formule pour la solution. On trouverait certainement, à le relire, une vingtaine, une trentaine de définitions, et aucune qui soit définitive. Il ny a en fait pas une seule définition de langoisse qui ne soit conditionnelle, qui ne soit relative à une perspective. On saperçoit de lart de rhéteur, de la verve de Lacan dans largumentation quil avance. Il argumente comme instruit le juge dinstruction, pour et contre. Il est chaque fois si persuasif que lon voudrait que ça sarrête là, parce que, là, on a compris.
Aucune formule de langoisse dans ce Séminaire ne nous fera léconomie davoir à refaire le chemin sur les traces de Lacan. Si javais à le commenter ce que je ne fais pas , je le ferais paragraphe par paragraphe. Il ny en a pas un qui ne demande à être pesé, ajusté, qui ne nécessite quelque rectification, quelque inflexion, dont on trouvera, dans tel ou tel endroit, lappui pour le faire.
Jai dit « ségarer », jai parlé dimpasse. À le relire, et connaissant la fin du film au moins de louvrage , on ny trouve pas à proprement parler de fourvoiements, car tout le texte fourmille de trouvailles qui valent par elles-mêmes, indépendamment de la perspective, des trouvailles qui donnent à penser en elles-mêmes, et cela peut parfois tenir dans une phrase.
Je vais tenter de saluer la sortie de ce Séminaire en vous livrant ma boussole, la mienne, celle que je me suis construite, en lisant, en écrivant ce Séminaire. Je suis encore à y ajouter des éléments ou à trouver des aperçus qui nétaient jusqualors pas venus jusquà moi.
Moment phénoménologique et construit
Je me demandai, en tenant ce livre entre les mains, ce que jaurais à répondre si javais à dire en un mot de quoi il sagissait. Voici la réponse que je mimaginai pouvoir faire : il sagit dune plongée en deçà du désir.
Quy a-t-il en deçà du désir ? La réponse est ici donnée, répétée, martelée, et jai laissé un schéma sommaire, même dupliqué : en deçà du désir, il y a la jouissance et il y a langoisse. On voit en effet, répétée, la séquence ternaire, étagée. Cest un ternaire ordonné, qui se présente même parfois comme une chronologie qui disposerait des moments successifs. Il sagit, bien entendu, de la chronologie dun temps logique en trois moments.
Jouissance, moment mythique, dit à peu près Lacan, mais il faut prendre cet adjectif dans la valeur quil lui donne, pas quune fois, à savoir ce qui permet de désigner ce quil y a de plus réel.
Le texte de Freud Inhibition, symptôme, angoisse soutient toute lélaboration du Séminaire. Lacan reprend à son compte, au départ, langoisse définie par Freud comme un affect et parce quelle est la bonne vieille angoisse, connue, ressentie. Ce moment peut être dit phénoménologique. Elle apparaît, elle est ressentie, on en est troublé, on en perd les pédales, on est désorienté, ou cest dêtre désorienté que lon sangoisse. Si elle nest pas développée par Lacan, la phénoménologie est validée. Cest un affect accessible au commun. Mais ce moment de langoisse, tel que Lacan en traite, peut très bien ne pas être accessible et repérable. Il faut garder, tout au cours du Séminaire, lindication, donnée une fois : « Le temps de langoisse n est pas absent de la constitution du désir, même si ce temps est élidé, non repérable dans le concret. »i Il apporte à lappui de cette assertion sensationnelle, comme pour se dédouaner, une référence à « Un enfant est battu » de Freud, où il sagit de la constitution du fantasme en trois temps, le second temps devant être reconstruit. Cette indication permet de marquer que, dans lélaboration de Lacan, le moment de langoisse est logiquement nécessaire et que l on gagne à sen souvenir pour ne pas se laisser fasciner par la splendeur, lhorreur de la phénoménologie de langoisse. Ce moment est ainsi fixé comme à la fois phénoménologique et construit.
Antinomie du désir
Il sagit, dans ce Séminaire, de la constitution du désir, qui nest plus du tout celle de la doctrine devenue classique de Lacan. On pourrait désigner ici le désir comme moment analytique, pour autant quil dépend, au sens propre, de linterprétation. Au point que Lacan ait pu lidentifier à linterprétation analytique, disant « le désir, cest son interprétation », parce que le statut foncier du désir est dêtre refoulé adjectif que je choisis ici pour faire le joint avec les constructions de Freud. Désir refoulé, c est le désir que Lacan a traduit comme métonymique, courant sous la parole, sous la chaîne signifiante. Il y a cependant, par rapport à
ce statut du désir comme refoulé métonymique, une autre face du désir qui, elle, est phénoménologique : le désir comme fasciné par lobjet. Les neuf Séminaires antérieurs de Lacan ont déployé le spectacle du désir fasciné. Ce que Lacan élabore sous le nom de constitution du désir, cest ce quil élaborera lannée suivante dune façon beaucoup plus serrée comme la causation du sujet, à partir des deux opérations de laliénation et de la séparationii.
Ces deux adjectifs, refoulé et fasciné, introduisent une antinomie du désir, dans sa définition lacanienne. Dun côté, il y a un statut métonymique de linstance du désir, de son insistance sous la chaîne signifiante, entre les signifiants, dans lintervalle. Cest un désir en quelque sorte invisible, inaudible, sinon on le suppose « de lanalyste », et puis, il y a le statut imaginaire de son objet. Jusqualors, dans lélaboration de Lacan, ce sont des glissements très rapides qui ont conjoint ces deux statuts-là, un statut symbolique et un statut imaginaire affectant le désir.
Dans son statut métonymique, que Lacan a fondé dans son écrit de « L instance de la lettre »iii, la nouveauté est de marquer que le désir dont il sagit est un désir de rien, quil nest que la métonymie du manque-à-être, et quau bout du désir, il ny a rien. En même temps, quand le désir se conjugue avec la relation damouriv, il est légitime de parler dune visée du désir vers tel objet distingué entre tous, comme Freud le développe dans son chapitre de « Lénamoration » dans la Massenpsychologiev. Il y a cette antinomie entre le désir comme désir de rien et le désir comme désir dun objet distingué. Cest bien ce quil y a dimaginaire dans le désir qui fait la scène du désir et, sur cette scène, le sujet se montre attiré, aimanté, par un objet. Il rencontre les obstacles qui sopposent à accéder à cet objet, les difficultés ou les impasses de sa possession. Cette scène du désir fait beaucoup de ce qui sexprime dans lexpérience analytique où il est question du désirable et de comment y accéder.
2. OBJET- VISEE ET OBJET-CAUSE
De lintentionnalité à la causalité
Jusquau Séminaire de Langoisse, la scène du désir est toujours restée structurée par lintentionnalité du désir. Lacan mentionne ce terme, qui a des références très précises dans la philosophie du début du siècle, et est poursuivi dans la phénoménologie française. Il ne se déprend du modèle de lintentionnalité qui a régné sur la pensée du milieu du siècle dernier que dans ce Séminaire. On réfère cette idée, de son origine, à Brentano, qui soppose à lidée, comme le dit Sartrevi, de la philosophie idéaliste que l Esprit-Araignée attire les choses dans sa toile pour en faire des contenus immanents à la conscience, lesprit ne pouvant penser que des idées. Sartre expose au contraire que la conscience nest pas un contenant, quelle est vide, manque dêtre, et en rapport avec le monde vers lequel elle séclate. Le monde nest pas idéalisé, il reste à sa place comme un dehors, et cest au contraire la conscience qui se dirige vers ce qui est là dans le monde. Sartre rappelle le dit de Husserl : « Toute conscience est conscience de quelque chose. » Toute conscience existe comme conscience dautre chose que soi. Le modèle qui jusqualors structurait la scène du désir chez Lacan est celui dun désir qui a devant lui lobjet. Même sil a pu compliquer ce statut de lobjet en le prenant dans le fantasme, cela reste devant le désir qui obéit à cette structure de lintentionnalité.
Le Séminaire de Langoisse est fait pour récuser la structure dintentionnalité. Cest une solution. Tel que cest là dessiné, les choses sont antinomiques avec le statut métonymique du désir, soit comment sarrangent lobjet et le rien métonymique. Tout d u long de ce Séminaire, Lacan élabore, à la place de la structure d intentionnalité, celle de la causalité de lobjet, qui revient comme un leitmotiv. Il lintroduit au départ de la façon la plus simple : « Le véritable objet dont il sagit nest pas devant, mais derrière. »
On trouve ici à distinguer lobjet-visée et lobjet-cause, celui-ci étant introduit dans ce Séminaire après avoir été ponctué au début de cette année dans lécrit « Kant avec Sade »vii. Lobjet-visée du désir est celui que lon peut mettre en scène dans le lien amoureux, alors que Lacan tente de faire apercevoir la fonction de lobjet-cause par langoisse.
Le statut éthique de lobjet-visée, cest lagalma, alors que, par excellence, lobjet-cause est plutôt de lordre de palea. Au grec agalma, la chose précieuse, Lacan oppose le latin palea, le déchet, et consacre de longs développements à lobjet anal qui reste paradigmatique dune fonction éminente de lobjet-cause.
Dans le Séminaire du Transfert, tout animé par la question de ce quAlcibiade trouve à Socrate, Lacan explique la prévalence de lobjet-visée. Pourquoi Alcibiade fait-il de Socrate lobjet-visée de son désir ? La solution que Lacan apporte et développe consiste à expliquer la prévalence de cet objet par la présence cachée en lui de lagalma, de lobjet partiel. Il les énumère : lobjet oral, lobjet anal, lobjet phallique.viii Lobjet partiel de la théorie analytique, dont on doit le terme à Karl Abraham, est placé du côté de lobjet-visée. Nous voyons ici le désir sous le régime de lamour. Sérige à ce moment-là lobjet fascinant dont le paradigme est le phallus, grand phi Ö. Du côté de lamour, cest le péan à lobjet fascinant et érigé.
Dans le Séminaire de Langoisse, nous avons tout au contraire une élaboration qui rectifie ce chemin, ce fourvoiement nécessaire, pour restituer lobjet partiel à sa place dobjet-cause.
Lobjet partiel est reporté à la place de la cause sous les espèces longuement décrites du reste et du déchet. Le désir est conçu comme un objet chu, coupé, caduc, séparé, celui qui a été lâché, dont le sujet fait cession, et dont le paradigme est lobjet a.
Conditionnalité du désir
Il nest pas difficile, à partir de là, danticiper que ce Séminaire procède à un ravalement du désir. Il ne sagit pas de réalisation du désir, ce terme si important dans les Séminaires antérieurs de Lacan. La fin du désir est toujours une fausse fin, une méprise sur lobjet qui compte. Le désir est une méprise. Ce que Lacan aura là aperçu laccompagnera dans tout le reste de son enseignement, quand il définira, au moment même où il avancera la passe, la fin de lanalyse comme une déflation du désir, c est-à-dire où se dégonfle comme par une détumescence analytique, où disparaît lobjet-visée fascinant.
De façon répétitive, dans ce Séminaire, revient que lobjet visé par le désir nest quun leurre. Au point que, lorsque Lacan évoque à un moment le bouddhisme, il reprend lassertion que le désir nest quillusion. Le désir n est pas vérité, mais illusion. Il reprend cette assertion pour la valider, non pas entièrement, mais pour valider quelle peut avoir un sens pour notre expérience.ix
On peut déduire une direction de la cure de ce Séminaire sur ce point que lanalyste ne soit pas fasciné par le désir, ni même par linterprétation du désir, et que, ce quil sagit dinterpréter est en deçà du désir. Il sagit dinterpréter lobjet-cause. Lacan dira plus tard que linterprétation porte sur la cause du désir, mais cest là que sesquisse ce changement du point dapplication de linterprétation.
La première fois que Lacan amène cet objet-cause, qui reste encore mystérieux, il lillustre par le fétiche de la perversion fétichiste. Cest là, dit-il, que se dévoile la dimension de lobjet comme cause du désir, le fétiche n est pas désiré, mais il doit être là pour quil y ait désir, et le désir, lui, va saccrocher où il peut. Voyez à quel rang est tombé lobjet fascinant du désir. Ce nest plus que nimporte quoi où va saccrocher le désir : il doit être là. On peut déjà, dans cet « être là », faire résonner le Dasein dont Lacan qualifiera lobjet petit a.
Ce que Lacan élabore, dans ce Séminaire, est un objet qui est condition du désir, et cette condition est distincte de lintention. Cest la conditionnalité du désir par rapport à ce qui était son intentionnalité.
Objet véridique et objet postiche
Lillustration par le fétichisme comme perversion est faite, non pas du tout pour restreindre la validité de cette construction, mais au contraire pour révéler le statut du désir comme tel, à savoir quil est appendu à un objet distinct de celui quil vise. Je dessine pour linstant un monde fantastique, de façon même abstraite. Jentends vous donner des points daccrochage. Cela comporte ce qui est mis en scène dans le Séminaire quil y a une méconnaissance interne au désir. Elle est posée demblée par Lacan dune façon énigmatique, dès la seconde leçon, où il sagit dune confrontation avec Hegel, appelée par la formule « Le désir de lhomme est le désir de lAutre ». Cette leçon se conclut sur lévocation de comment se traduirait sur le plan de lamour la lutte de pur prestige qui a lieu entre les deux consciences affrontées de La phénoménologie de lesprit. Lacan la traduit en termes de maîtrise : « Je taime, même si tu ne le veux pas. » Cest la dialectique du maître et de lesclave transposée dans le registre de lamour. Lacan lui oppose une autre formule, mystérieuse, énigmatique, une formule dont il dit quelle nest peut-être pas articulable, bien quelle puisse être articulée. Cette formule comporte de limpossible et, ce faisant, désigne le réel de laffaire : « Je te désire même si je ne le sais pas. » Je laisse de côté pourquoi Lacan considère que cette formule est irrésistible si elle arrive à se faire entendre, pour ne relever que ceci : « Je te désire même si je ne le sais pas » exprime la nescience du désir. Le désir authentique, cest le désir en tant quil ne connaît pas son objet, quil ne connaît pas lobjet quil cause. La formule nest pas articulable, pour autant que le désir est refoulé, cest-à-dire inconscient.
On assiste, dans le Séminaire de Langoisse, à un dédoublement de lobjet, celui de lobjetcause et de lobjet-visée, dédoublement qui se trouve reporté sur deux statuts de lobjet : lobjet authentique, qui est toujours lobjet inconnu, celui qui est proprement petit a, et le faux objet petit a, lagalma. Cette opposition de lobjet authentique et du faux objet est une opposition qui a là, au gré de ce que Lacan a élaboré par la suite, quelque chose de fruste, mais cette opposition inspire le contraste que fait Lacan entre le fantasme chez le pervers et chez le névrosé.x
Ce quessaie de traduire ce schématisme élémentaire, cest que, chez le pervers, comme on le disait à lépoque, le petit a est à sa place, du côté du sujet, mais là où le sujet ne peut pas le voir. Cest du côté de lAutre que cela devient visible, alors que, du côté du sujet, il y a nescience, là où sinscrit à proprement parler lobjet petit a. Cest illustré, dans « Kant avec Sade », par la position de Sade lui-même qui signore en tant quobjet petit a, il ignore quil tient la place de lobjet.
Est en revanche un peu plus développé dans le Séminaire ce qui explique certains des énoncés de Lacan dans un texte contemporain, « Subversion du sujet »xi que le névrosé fait au contraire passer petit a du côté de lAutre. Il est occupé par son fantasme, il en a la conscience et il peut prendre cet objet pour visée. Ce nest pas la place authentique de lobjet petit a pour Lacan telle quil la pose dans ce Séminaire où elle est extérieure au champ de lAutre et se trouve comme invisible pour le sujet. Le névrosé, lui, par une manuvre, par son usage, fait passer petit a du côté de lAutre, et cest alors un objet petit a qui fait que son fantasme lui sert à rêver, si je puis dire, à rêver de perversion. C est dans la mesure où le fantasme du névrosé est tout entier du côté de lAutre que lon a pu faire le catalogue des perversions, parce que, là, on sy retrouvait.
Lacan ne maintiendra pas ces schémas, qui sont sommaires. Ils indiquent cependant quelque chose de très important, la position dextériorité de petit a par rapport au champ de lAutre. Cette phrase de Lacan dans les Écrits, « Un pied au moins du fantasme est dans l Autre », difficile à saisir, séclaire par cette opposition entre le fantasme pervers et le fantasme du névrosé. Du coup, Lacan introduit la notion que le petit a du fantasme du névrosé est un petit a postiche, une falsification, un déplacement indu dans lAutre, alors que sa place véridique est du côté du sujet. On ne comprend rien à tout le premier mouvement du Séminaire si lon ne saisit pas quil est construit sur la notion de lextériorité de petit a par rapport au champ de lAutre. Le petit a est déplacé chez le névrosé. Lacan dit même quil y a un usage fallacieux de lobjet dans son fantasme. Nous connaissons cet usage de fallace, puisquil a été mentionné par Lacan dans « Subversion du sujet ». Le texte est repris dans Langoisse, la demande de
lAutre prend fonction dobjet dans son fantasme et cest par là que le petit a, ce petit a falsifié, devient appât pour lAutre, et quil passe dans le champ de lAutre. Cest la condition qui rend possible la psychanalyse pour le névrosé, dont le pervers na que faire, dans cette condition. Le névrosé concède petit a, un petit a postiche, à lAutre.
Ce qui ne se laisse pas signifiantiser
Ces termes resteront une difficulté profonde travaillée par Lacan puisque, dans le Séminaire Encore, il récusera finalement sa construction de lobjet petit a : « Tout cela nest que du semblant. » La recherche de ce qui est là le véritable objet petit a, cette recherche curieuse, ce schématisme surprenant, mais qui éclaire les Écrits, laisse pressentir quon nen a pas fini, dans la théorie lacanienne, dans la théorie analytique, avec la question du rapport du semblant avec le réel. Lacan implique quil y a « un leurre de la structure fantasmatique chez le névrosé »xii, auquel lui-même sest pris dans ses Séminaires : faire de l objet-cause l objetvisée, recouvrir lun par lautre, transformer petit a en quelque chose qui se repère, qui se voit.
Dans ce Séminaire, le champ de lAutre, cest le champ de lobjectivité. Je nhésite pas à employer ce mot dobjectivité, puisque Lacan loppose à celui dobjectalité, qui vient au contraire englober, qualifier les objets-causes.
Ici, le fantasme névrotique est posé comme inauthentique et lobjet petit a du fantasme du névrosé comme seulement un substitut. Il reste, dans ce Séminaire, la notion que le vrai de vrai, le vrai objet petit a, on ne peut pas le voir. C est dailleurs ce qui est exactement dit dans « Subversion du sujet ». Lacan construit les objets-causes comme non spécularisables, ils ne peuvent pas être pris dans lespace du miroir, dans le champ scopique, ils échappent au champ visuel. Cest pourquoi ce que Lacan appelle le champ de lAutre dans le Séminaire de Langoisse, cest le lieu du signifiant, mais aussi le lieu des apparitions, cest là où ça apparaît.
Voilà une boussole quil faut garder dans tout le premier mouvement du Séminaire, si jen distingue deux principaux. La place authentique de petit a est du côté du sujet, invisible à lui, et ce nest que par leurres et fallaces quil est dans lAutre. Dans le second mouvement du Séminaire, Lacan élabore la place de petit a dans lAutre. Lobjet petit a qui est là construit reste évidemment une formation très ambiguë, qui est d un côté irréductible à la symbolisation et irreprésentable selon les lois normales du champ visuel, extérieur à lAutre, et néanmoins inclus dans lAutre, mais comme différent du signifiant.
Cette difficulté darticulation la construction daliénation et de séparation essaiera de la résoudre est mentionnée dans la dernière leçon du Séminaire : L« objet défini comme un reste irréductible à la symbolisation au lieu de lAutre [ ] dépend néanmoins de cet Autre »xiii. Voilà la phrase où savoue la difficulté de la construction.
Cest aussi à la fin du Séminaire que Lacan insiste sur le fait que petit a nest pas une pure facticité, nest pas simplement un en-soi, et que le fait quil soit irréductible suppose que sexerce sur lui un effort de réduction à lAutre. Il est donc par là relatif à cette réduction. Cela inspirera aussi, dans lenseignement de Lacan, des va-et-vient continuels : dun côté, lobjet petit a comme réel, mais en même temps relatif à lélaboration signifiante. Ce nest donc pas un absolu et ce peut même être le nom du moment où sarrête lélaboration signifiante. Plus tard, dans sa « Radiophonie »xiv, Lacan parlera du virage de la jouissance à la comptabilité, de faire passer la jouissance au signifiant qui compte, et à la parole aussi bien.
La même logique est là présente, il sagit en définitive de ce qui ne se laisse pas signifiantiser.
Langoisse, moment logique
Il mest arrivé jadis de commenter laphorisme, que javais jadis pêché dans le Séminaire de Langoisse, « Seul lamour permet à la jouissance de condescendre au désir »xv. Ce quil faut relever, cest que jouissance et désir sont deux structures distinctes.
Pourquoi Lacan sattache-t-il avec cette insistance, dans ce Séminaire, à laisser petit a du côté du sujet, de l autre côté de lAutre ? Parce que petit a est en quelque sorte une expression, une transformation de la jouissance du corps propre, de la jouissance dans son statut autistique, fermé il lavait rendue dautant plus fermée en lappelant du terme freudien de das Ding , tandis que le désir est relation à lAutre. Il y a donc une antinomie, une béance entre jouissance et désir. La jouissance, si lon prend les choses simplement, a comme lieu le corps
propre, alors que le désir est relation à lAutre. Cest encore cette antinomie qui inspirera, dix ans plus tard, lélaboration de Lacan dans le Séminaire Encore.
Ce qui est amusant, dans le Séminaire de Langoisse, cest dy introduire lamour entre jouissance et désir, de lintroduire comme médiateur. Lamour est ici médiateur parce quil déplace ou falsifie petit a, en le faisant passer dans lobjet-visée, en le faisant agalma, alors que langoisse nest pas médiatrice, dit Lacan, mais médiane entre jouissance et désir. Si je voulais paraphraser laphorisme de Lacan, je dirais que seule langoisse transforme la jouissance en objet cause du désir.
Lacan élabore et même construit langoisse comme lopérateur qui permet à das Ding de prendre forme dobjet petit a. On ne le trouve pas en toutes lettres dans le Séminaire. Langoisse fonctionne dans ce Séminaire comme un opérateur qui produit lobjet-cause. Langoisse lacanienne, cest une angoisse productrice. C est pourquoi Lacan peut dire, à la toute fin du Séminaire : « Le moment où est mis en jeu la fonction de langoisse est antérieur à la cession de l objet. » Il en donne un exemple emprunté au cas de lhomme aux loups, lorsque, devant son rêve répétitif, on peut reconstruire lépisode dun émoi anal, dune défécation. Cest énoncé une fois par Lacan, repris une seconde, mais cela reste le modèle essentiel de ce dont il sagit, à savoir langoisse comme modérateur qui produit lobjet-cause. Cest pourquoi langoisse est essentiellement ici un moment logique, et même non éprouvé.
3. APPARITIONS, PERTURBATIONS ET SEPARATIONS
Certitude de langoisse
Essayons maintenant de saisir dans le concret, une fois donnés ces repérages, cette relation singulière de la jouissance et de langoisse. Pour cela, il nous faut aller à Freud, qui nous dit que la première et la plus originaire des conditions déterminant langoisse est lexigence pulsionnelle, constamment croissante, devant laquelle le moi est en état de détresse. On saisit là sur quoi Lacan a construit ce schématisme. Si vous traduisez cette phrase en termes lacaniens, cela vous fait déjà parcourir la relation de la jouissance à langoisse. Cest, pour
Freud, une perturbation économique, un trop-plein der Überschuss de libido inutilisée qui est le noyau du danger auquel répond langoisse. Dans les termes de Freud, cest le rapport de la jouissance à langoisse qui est mis en symphonie par Lacan et, derrière langoisse, la pulsion en tant quelle veut se satisfaire, en tant que volonté de jouissance insistant sans trêve.
Quand cette insistance pulsionnelle entre en contradiction avec le principe du plaisir, il y a ce déplaisir que lon appelle angoisse. Cest pourquoi Lacan peut dire une fois, mais ça suffit que langoisse est signal du réel et index de la Chose, das Ding, et la formule « langoisse est signal du réel » lemporte sur la notion, pourtant restée fameuse, de l angoisse comme signe du désir de lAutre.
Il faut attendre la dernière leçon du Séminaire pour que Lacan prenne une distance explicite avec cet énoncé-escabeau quil a posé au début : « langoisse est le signe éprouvé du désir de lAutre ». Il a présenté au début une mante religieuse et un personnage qui porte un masque et qui ignore si la mante religieuse ne va pas trouver son objet en lui. Doù langoisse, angoisse dêtre ce dont la mante religieuse manque. Ce que fait remarquer Lacan à la fin du Séminaire, en retirant en quelque sorte le tapis sous les pieds de celui qui le suit, cest que lapologue ne vaut quau niveau scopique. Cest le niveau du stade du miroir, le niveau où nous sommes les mêmes. Cest par excellence au niveau scopique quest méconnue létrangeté de lobjet petit a et que cet objet est le plus masqué. Cest pourquoi ce Séminaire comporte une critique continuelle du niveau scopique, qui est bien celui où Lacan a élaboré sa théorie du désir depuis « Le stade du miroir » et le schéma optique, schéma qui fait une dernière apparition dans ce Séminaire.
Cest aussi cette connexion de langoisse avec le réel de la jouissance que Lacan accentue comme certitude de langoisse et qui contraste avec le caractère douteux du signifiant le signifiant nest jamais sûr. Cest pourquoi la phénoménologie de lobsessionnel occupe tant de place dans ce Séminaire. Lobsessionnel est le sujet qui triture le signifiant en essayant daccéder à lorigine, c est-à-dire à lobjet-cause, mais il entretient aussi bien le doute dans la recherche signifiante, afin de se maintenir à distance de la certitude.
Dans ce Séminaire, le ravalement du désir va de pair avec celui du signifiant. Alors que le rapport au réel comme angoisse est certitude, le signifiant nest que possibilité de tromperie symbolique. On assiste donc là à un ravalement du désir, un ravalement du signifiant. Tout cela sera par la suite ajusté, tempéré, déplacé, par Lacan, mais nous sommes là au moment où émerge une autre dimension de lexpérience, qui navait pas été ouverte jusqualors. On y trouve même une critique de la science : tout ce que conquiert la science devient « une immense duperie. Maîtriser le phénomène par la pensée, cest toujours montrer comment on peut le faire dune façon trompeuse, cest pouvoir le reproduire, cest-à-dire en faire un signifiant ».xvi Il faut le prendre dans la perspective qui valorise la certitude de langoisse, mais on voit bien que cest là une amorce de ce que Lacan développera plus tard comme la notion du signifiant comme semblant.
On peut ajouter, dans lactualité, que lon constate, en effet, en ce début du vingt et unième siècle, que les conquêtes de la science saccompagnent de la montée au zénith social de la valeur de jouissance, du droit de jouir, du droit à jouir, précisément parce que les conquêtes de la science comportent en elles-mêmes une duperie qui rend dautant plus insistant lappel à un réel, au réel de la jouissance, qui nest pas du semblant. Le discours juridique lui-même se met toujours davantage au service du droit à jouir et lon ne trouve à lui opposer que le droit imprescriptible de la tradition : « Laissez-nous dans notre cocon de tradition. » La certitude est du côté de là où ça jouit, elle nest certainement pas dans la nature qui est irrésistiblement falsifiée par la science. Il ny a plus personne pour dire quil faut un homme et une femme pour faire un enfant. Cest une survivance, davant que le savant vienne en tiers dans cette affaire. Lappel à lAutre comme le Père, lappel au signifiant-maître du Père peut se faire, en effet, dautant plus exaspéré que la certitude est toujours davantage du côté de la jouissance.
Angoisse productrice
Revenons à Freud dans le rapport à Lacan. La répétition du mot signal, langoisse comme signal dans le moi un slogan beaucoup répété chez Freud et Lacan , fait croire que langoisse se résume à avertir ou à connoter. Or, il nen est rien. Dans Inhibition, symptôme, angoisse, Freud fait ce que fait Lacan dans Langoisse, il révise ses positions antérieures. Tout ce livre est fait pour indiquer que langoisse est active. Je ne vais pas le commenter dans le détail et me contenterai de vous donner cette formule qui inspire ce Séminaire de Lacan tout entier : « Langoisse [de castration] est moteur du refoulement. » Voilà ce que dit Freud. Il écrit Inhibition, symptôme, angoisse pour expliquer quil a révisé ses conceptions pour faire de langoisse le moteur du refoulement. Cest exactement ce que Lacan traduit en termes dobjet-cause, en impliquant la causalité dans laffaire. Langoisse lacanienne est active, cest-à-dire productrice.
Ce que Lacan appelle la cause du désir, cest sa traduction du moteur de refoulement, et cest pourquoi jai choisi ladjectif refoulé pour qualifier le désir. Freud parle dexigence pulsionnelle Triebanspruch de pulsion, angoisse, refoulement. Lidée du Séminaire nest pas que l angoisse est directement la cause, mais quelle la produit. Elle serait lopérateur qui, de lexigence pulsionnelle, ferait lobjet cause du désir, et qui donc sinscrit au moment où saccomplit la rupture de ce que Lacan appelle la monade primitive de la jouissance. Cette monade est mythique, mais elle est pourtant nécessaire à poser. Corréler la jouissance à une totalité unitaire, à un corps de jouissance, cela veut signifier quici lAutre nentre pas en jeu demblée.
Cest pourquoi Lacan est conduit à détailler les séparations anatomiques de lobjet, les séparations naturelles de lobjet prélevé sur le corps, et précisément sans lintervention dun agent qui serait lAutre. Cest ce qu il appelle, terme repris de Freud, la séparation. Non pas la castration, mais la séparation des objets, la séparation des organes. Il parle même à un moment de la sépartition, pour indiquer quil sagit comme dune partition à lintérieur qui concerne le sujet de lorganisme. Là, la séparation dun organe a son paradigme dans lobjet anal. Cest pourquoi, cest dans un second temps que se pose la question de la subjectivation de lobjet et de son inscription dans lAutre. Ce qui est là objet petit a est déjà qualifié comme ce quil y a de plus moi-même dans lextérieur, parce quil a été de moi coupé, et cest ce dont on a lécho dans la dernière leçon du Séminaire XI.
Jai évoqué tout à lheure la doctrine classique chez Lacan de l en deçà du désir. Cette doctrine passe par le besoin et la demande, elle prend comme primaire le besoin et suit le passage du besoin par la demande. Il en résulte le désir qui est comme un décalage entre besoin et demande.
Cette doctrine est remise en question par le Séminaire de Langoisse où la jouissance passe par langoisse pour en venir au désir. Le terme de demande, cest la place de lamour, puisque, dans cette doctrine classique, il y a un dédoublement de la demande entre demande de satisfaction du besoin et demande damour. Dans cette doctrine classique, le signifiant est de lAutre au départ, alors que, dans la veine du Séminaire de Langoisse, il y a une référence à une monade mythique de la jouissance. Ce que Lacan clarifiera il reste là des formules ambiguës dans son écrit « Du Trieb de Freud » : « La jouissance est du côté de la Chose, alors que le désir est de lAutre. »xvii
Vous savez quelle est alors, dans cette doctrine classique, la connexion faite entre amour et angoisse. LAutre de la demande détient les objets de satisfaction, l objet prend valeur du don symbolique, de témoignage damour, et si l Autre ne donne pas, alors il y a détresse, Hilflosigkeit, alors il y a angoisse par manque ou par perte dobjet.
Dans le Séminaire de Langoisse, la même logique justifie une tout autre perspective, la même logique qui comporte que le don essentiel de lamour est lamour lui-même, cest-àdire aucun objet. Ce quexprime « Lamour, cest donner ce quon na pas » : le don essentiel est le manque. Doù larticulation, qui figure dans le Séminaire une des rares fois où Lacan cite explicitement Inhibition, symptôme, angoisse, pour en prendre le contre-piedxviii. Freud dit que langoisse est liée à la perte de lobjet, alors que Lacan dit quelle surgit quand le manque vient à manquer, cest-à-dire quand il y a objet et quand il y a trop dobjets. Alors que lamour préserve la place du manque de lAutre, langoisse vient combler ce manque et, par là même, aphanisis de lAutre, cette aphanisis de lAutre qui produit la certitude. Du coup, lamour dispense des objets, mais, comme tel, il est sans objet à proprement parler. Lamour qui consiste à donner ce quon na pas savance démuni, alors que langoisse nest pas sans objet. Cest là un abord préliminaire, dit aussitôt Lacan, car lobjet ici précède langoisse, cause langoisse, alors que, dans le second mouvement du Séminaire, cest langoisse qui produit lobjet. Lantinomie sera surmontée dans lobjet plus-de-jouir.
Imaginaire perturbé
Le premier mouvement sévertue à nous présenter la phénoménologie de lobjet angoissant, qui est passionnante. Elle occupe plusieurs des leçons du début, mais ce nest pas la phase la plus profonde de lexploration, ce nest pas son fin mot. Cet objet qui angoisse, Lacan va le chercher chez Freud lui-même dans son texte sur « Linquiétante étrangeté », où il dit quil explore, quil essaie de trouver le noyau de ce qui angoisse. Dans le second mouvement du Séminaire, il sagit au contraire dune angoisse qui produit lobjet.
Le principe de la phénoménologie de lobjet angoissant, cest la notion quil y a toujours un certain vide à préserver, y compris dans le champ visuel et dans lamour, et cest de son comblement total que surgit la perturbation où se manifeste langoisse. La phénoménologie de lobjet angoissant prend son départ du « Stade du miroir » et Lacan le présente à partir de là.
Dans « Le stade du miroir », là il y a un objet, limage du corps propre, qui produit chez le sujet un sentiment de jubilation et comporte aussi bien une méconnaissance totale de létrangeté de lobjet petit a. Mais ce que Lacan énumère successivement, ce sont des moments dapparition de lobjet qui nous jettent dans une tout autre dimension.
Dans le premier mouvement du Séminaire, on a des apparitions, tandis que, dans le second mouvement, on a des séparations. Ce sont deux régimes tout à fait différents. Dans le premier mouvement, cest limaginaire perturbé, le stade du miroir perturbé, le stade du miroir modifié en schéma optique. Cest perturbé parce que se manifeste quelque chose de cet objet petit a qui ne devrait rester que du côté du sujet, à gauche sur le schéma optique. Il ne devrait pas être là.
Dans le schéma optique, il y a un miroir qui sépare, un bouquet, un vase. Cest le côté gauche, le côté du réel, le côté du sujet, le côté que lon ne voit pas, et on le voit dans le miroir, cestà- dire l image réelle. De lautre côté, dans le schéma que vous trouvez dans les Écrits, vous avez limage virtuelle, i de a, qui est la même.
Tous les schémas que je reproduis dans le Séminaire de Langoisse font tendre à croire quil supprime ça pour indiquer que petit a, cest-à-dire le bouquet, napparaît pas dans le champ de lAutre. Normalement, il ne doit pas y apparaître, il doit y avoir un blanc construction que vous trouvez dans la dernière leçon du Séminaire du Transfert , que lon peut appeler moins phi (-.), que Lacan va même appeler x. Cest à cette condition que tout linvestissement libidinal narcissique ne soit pas passé dans le champ de lAutre que le champ visuel tient. Une partie de linvestissement libidinal narcissique reste, non spécularisable, et cest ce qui stabilise le champ visuel.
Tout le premier mouvement du Séminaire, cest dindiquer comment il peut se faire un transfert fallacieux où cet investissement supplémentaire vient perturber le champ visuel, et alors ça angoisse. Vous avez alors le recours à ce schéma optique pour expliquer la dimension de létrange. Freud dit que l Unheimlichkeit appartient au domaine de langoissant. Dans le second mouvement, au contraire, il ne sagit plus de lobjet qui cause langoisse, mais de lobjet que langoisse détache dans une conjoncture de plus-de-jouir. Autrement dit, dans le premier mouvement, vous avez apparitions et perturbations, et dans le second mouvement, vous avez des séparations.
Le Séminaire vous dirige dabord sur une prévalence du champ visuel, où apparaît, avec sa fonction perturbatrice, lobjet angoissant, un objet qui fait infraction au principe du champ visuel qui est, par excellence, le principe du plaisir, lhoméostase. On pourrait lénoncer de cette façon : nest spécularisable que ce qui est conforme au principe de plaisir. Est donc normalement exclu le forçage du plus-de-jouir. Le champ visuel est, par excellence, ce qui exclut le forçage du plus-de-jouir.
Lacan fait un tel recours au schéma optique pour rendre compte de la liaison de langoisse et du moi qui est valorisée par Freud. Mais sil y a un second mouvement, cest bien parce quil y a deux faces dans le discours des psychanalystes sur langoisse Lacan le signale xix. On voit bien là se distinguer les deux mouvements. Sil y a, dun côté, langoisse comme signal du moi, il y aussi langoisse référée au réel, défense contre la détresse absolue de la naissance. Il nest pas là question du moi, là personne nimagine que le moi est constitué. Dans le premier mouvement du Séminaire est mise en valeur langoisse reprise par le moi comme signal de ce que Lacan appelle des dangers infiniment plus légers, tandis que, dans le second, cest langoisse référée au réel.
Notes
Jacques-Alain Miller est psychanalyste, directeur du Département de psychanalyse (Université de Paris VIII).
Texte et notes établis par Catherine Bonningue, à partir de lOrientation lacanienne III, 6, enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII et de la section clinique de Paris-Saint- Denis : leçon du 2 juin 2004. Publié avec laimable autorisation de J.-A. Miller. La première partie a été publiée dans le numéro 58 (octobre 2004).
i. Lacan J., Le Séminaire, livre X, Langoisse (1962-63), Paris, Le Seuil, 2004, p. 204.
ii. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973 ; Lacan J., « Position de linconscient » (1964), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 829-854.a)
iii. Cf. Lacan J., « Linstance de la lettre dans linconscient ou la raison depuis Freud » (1957), Écrits, op. cit., p. 493-528.
iv. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert (1960-61), Paris, Le Seuil, 2001, p. 179.
v. Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
vi. Cf. Sartre J.-P., « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : lintentionnalité », Situations I, Paris, Gallimard, 1947.
vii. Cf. Lacan J., « Kant avec Sade » (1963), Écrits, op. cit., p. 765-790.
viii. Lacan J., Le transfert, op. cit., p. 180.
ix. Lacan J., Langoisse, op. cit., p. 266.
x. Ibid., p. 62-63.
xi. Cf. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans linconscient freudien » (1960), Écrits, op. cit., p. 793-827.
xii. Lacan J. Langoisse, op. cit., p. 80.
xiii. Ibid., p. 382.
xiv. Lacan J., « Radiophonie » (1970), Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 403-447.
xv. J.-A. Miller commenta cet aphorisme de Lacan notamment dans son cours Lorientation lacanienne II, 1 (1981-82), « Scansions dans lenseignement de Lacan ».
xvi. Lacan J., Langoisse, op. cit., p. 93-94.
xvii. Cf. Lacan J., « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste » (1964), Écrits, op. cit., p. 851-854.
xviii. Lacan J., Langoisse, op. cit., p. 66-67.
xix. Ibid., p. 162.