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L'analyste comme " espace de l'objet partiel "
Liliane Fainsilber
Pris de
http://perso.orange.fr/liliane.fainsilber/pages/plaisir.htm
I - Avec Abraham
C'est avec cette notion que Lacan va nous indiquer ce sur quoi a échoué aussi bien l'analyse de Dora que celle de la jeune homosexuelle.
Je reprends tout d'abord dans ces deux séminaires de l'Angoisse, du 9 et du 16 janvier 1963 comment cette dénomination ou cette approche un peu surprenante de la fonction de l'analyste comme un espace de l'objet partiel est explicitée.Quand il s'y réfère, une première fois, dans la séance du 9 janvier voici comment il l'aborde :
" je crois que la référence au transfert - et il vient justement de parler de la brillance de la couleur privilégiée dont peut se parer l'objet aimé (en i'(a) du schéma optique) à la limiter uniquement aux effets de répétition, aux effets de reproduction, est quelque chose qui mériterait tout à fait d'être étendu. La dimension diachronique risque, à force d'insister sur l'élément historique, sur l'élément répétition du vécu, risque de laisser de côté toute une dimension non moins importante qui est précisément ce qui peut apparaître, ce qui est inclus, latent dans la position de l'analyste, par quoi gît dans l'espace qu'il détermine la fonction de cet objet partiel.
Là il fait une référence expresse d'une part au mythe qu'il a inventé cette sorte de miracle par lequel lorsque la main se tend vers la fleur ou le fruit, ou encore une bûche incandescente, de ces objets sort une main qui se tend vers la première. Ce mythe est là pour rendre compte de cette substitution qui se produit lorsque celui qui était aimé devient désirant. Et du coup c'est l'amant, celui qui n'avait rien qui devient désirable.
Cette métaphore de l'amour se produit au cur ou au centre de l'agalma quand l'autre, celui qui est le détenteur fictif de ces objets précieux s'avoue désirant.
C'est la façon dont j'ai lu le passage qui suit immédiatement après sa définition de l'analyste comme espace de l'objet partiel.
" C'est ce que, vous parlant du transfert je désignais par la métaphore de la main qui se tend vers la bûche, cette bûche va s'enflammer et de la flamme une autre main apparaît qui se tend vers la première. C'est ce que j'ai également désigné, en étudiant le banquet de Platon, par la fonction nommée de l'agalma dans le discours d'Alcibiade.
" Je pense que l'insuffisance de cette référence synchronique à la fonction de l'objet partiel dans le relation analytique établit la base de l'ouverture d'un dossier concernant un domaine à savoir qu'un certain nombre de boiteries de la fonction sexuelle peuvent être considérées comme distribuées dans un certain champ de ce qu'on peut appeler le résultat post-analytique. "
Autrement dit Lacan pense tout haut que Freud n'est pas le seul- et loin s'en faut - à rater ses analyses, ce dont témoigneraient " ces boiteries "
C'est là qu'il aborde la question du ratage de l'analyse de Dora et de la jeune homosexuelle :
" Si l'on part de l'idée que la limite de Freud ça a été la non-aperception de ce qu'il y avait à proprement analyser dans la relation synchronique de l'analysant à l'analyste concernant cette fonction de l'objet partiel, on y verra, et si vous voulez, j'y reviendrai, le ressort même de son échec on y verra surtout pourquoi Freud nous désigne dans l'angoisse de castration la limite de l'analyse, précisément où lui restait pour son analysé, le lieu, le siège de cet objet partiel ".Mais Lacan dans le fil de son discours, évoque aussitôt celui sur lequel il tombe souvent à bras raccourcis, j'ai nommé Maurice Bouvet. Là il fait appel à lui, pour indiquer que cette question de l'objet partiel détenu par l'analyste, n'est pas quelque chose de nouveau, n'ayant jamais encore été abordé.
C'est cette observation de Bouvet qui me semble-t-il nous permettra de comprendre et ce qui avait échappé à Freud et là où il aurait pu intervenir.Mais avant de retrouver cette observation, je voudrais reprendre d'abord ce qu'Abraham, Mélanie Klein, puis Roger Money-Kyrle ont dit de cet objet partiel pour saisir surtout en quoi il peut être recélé, tout comme l'agalma de Socrate, par l'analyste.
Je voudrais donc développer ces quatre points :
1 - L'amour partiel de l'objet d'Abraham
2 - Le bon et le mauvais objet de Mélanie Klein
3- L'introjection de l'analysant décrite par Money-Kyrle
4- L'incorporation du phallus de l'analyste proposée par Maurice BouvetL'amour partiel de l'objet décrit par Karl Abraham
Abraham expose son approche de la relation d'objet dans son ouvrage " Développement de la libido, formation du caractère, Etudes cliniques, volume II de ses uvres complètes.
Tout spécialement dans son article " Esquisse d'une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux ".
Il étend en effet les mécanismes d'incorporation cannibalique ou encore d'introjection, qui entrent en jeu dans les états maniaco-dépressifs et la mélancolie, aux différentes étapes de la libido et qui correspondent à des étapes la constitution de la relation d'objet.
C'est explicité en détail dans l'un des chapitres de ce grand texte qui a pour titre : " Débuts et développement de l'amour objectal ".Abraham reprend ce que Freud a déjà décrit des phases de la constitution de l'objet d'amour. Le stade auto-érotique, le stade narcissique et enfin le stade objectal. Il développe au sein de ce stade nommé par Freud stade objectal
C'est ce stade qu'il va étudier en décrivant en une étape intermédiaire entre cet amour narcissique et le plein amour d'objet, c'est ce qu'il appelle l'amour partiel de l'objet. Le sujet n'aime en quelque sorte qu'une seule partie de l'objet. .
Il en donne deux exemples cliniques. Une femme kleptomane, qui souffrait " d'un intérêt exclusif compulsionnel pour une seule partie du corps de son père, son pénis. Son père n'avait plus eu pour cette patiente l'existence d'un être total, il n'en restait qu'une seule partie. Celle-ci était l'objet de sa compulsion à voir (guetter les contours génitaux à travers les vêtements du père) ? De plus elle s'identifiait inconsciemment tantôt avec le père, tantôt avec ses organes génitaux, qui en étaient devenus le représentant ".
Abraham rajoute une interprétation de sa kleptomanie comme étaient la manifestation d'un désir de castration par morsure, dévoration d'une partie à laquelle la patiente s'identifiait ensuite.
Une autre de ses analysantes qui souffrait également de kleptomanie avait elle aussi le désir " d'arracher avec les dents tout ce qui dépassait ". Abraham lie ces deux désirs au complexe de castration féminin.
" Dès qu'elle faisait la connaissance d'un homme, elle avait la représentation obsédante de lui arracher le pénis avec les dents ".Mais il rajoute que la mère de cette dernière analysante, était elle aussi représentée par une seule partie de son corps, par les seins, indiscutablement identifiés à un pénis féminin.
Abraham affirme que cet amour partiel de l'objet a laissé des traces dans les relations d'amour et il en rajoute même cette appréciation : " Indiscutablement, c'est là un grand témoignage d'amour que de mettre sur le même plan une autre personne et une partie de son corps narcissiquement très prisé ".Cela rappelle ce que racontait Freud à propos de complexe de castration féminin. Tout ce qu'on peut obtenir, à la fin d'une analyse, c'est le fait qu'une femme puisse étendre son amour de l'organe au porteur de celui-ci.
Il y a une remarque d'Abraham à propos du fétichisme qui est très amusante dans le choix de ses mots : " Si nous admettons " l'amour partiel " que nous avons décrit comme une étape du développement de l'amour objectal, nous parvenons à d'autres éclaircissements. Une particularité des perversions sexuelles sur laquelle Sachs a encore insisté récemment s'explique mieux : leur polarisation sur certaines parties du corps de l'objet, dont le choix nous frappe souvent par son étrangeté. C'est le cas des fétichistes, pour lesquels un être n'est que la breloque de cette partie unique de son corps à l'attrait invincible ".
Vive l'amour, l'amour de l'objet partiel !
Telle est la conclusion à laquelle nous arrivons, avec Freud et Abraham.
Mais avec ce que Lacan évoque de la métaphore de l'amour, celle selon laquelle, l'objet qui était au départ aimé devient désirant et l'amant, de ce fait désirable, est-ce qu'une étape n'est pas franchie ? Laquelle ? Ne serait-ce pas celle de l'amour au désir ?
Mais est-ce que cet amour partiel de l'objet décrit par Abraham, centré sur l'objet viril, ne vous évoque pas ce que Lacan avait raconté de ce film japonais qu'il avait eu l'occasion de voir et par lequel il avait été soufflé. Il avait dit que ce qui l'avait frappé c'était le fait qu'il s'agissait d'érotisme féminin.
La seule question qu'on ne se pose pas, à propos de ce film, L'empire des sens, c'est en fait à qui appartient cet érotisme. Peut-être, comme pour le masochisme, a-t-on peut être été un peu vite, en attribuant à une femme ce dit érotisme.
Et si cet érotisme féminin était celui du partenaire masculin ?
C'est une question que je laisse en suspens.Je travaillerai ensuite dans une seconde partie les bons et les mauvais objets de Mélanie Klein, puis la fonction de cet objet partiel incorporé par l'analyste, en cours d'analyse, tel que la décrit Roger Money-Kyrle, puis ce qu'en fait Bouvet dans l'analyse de Renée, une de ses analysantes, une femme obsessionnelle. Nous pourrons en déduire l'usage qu'aurait pu en faire Freud avec Dora et avec Sarah.
Entre Abraham, Mélanie Klein et Money-Kyrle existe une filiation analytique : Mélanie Klein a en effet été une analysante d'Abraham, et Money-Kyrle était un élève de Mélanie, celle que Lacan appelait la " géniale tripière "
II - Les bons et les mauvais objets internes de Mélanie Klein
Mélanie Klein développe sa description du développement du petit enfant par les mécanismes de l'introjection et de la projection. C'est par ce biais là qu'elle va introduire sa description des bons et des mauvais objets internes.
" Dès le commencement de la vie, le moi introjecte de " bons " et de " mauvais " objets, dont le prototype, dans un cas comme dans l'autre, est le sein de la mère - prototype des bons objets lorsque l'enfant le reçoit, des mauvais lorsqu'il manque. "
(C'est intéressant de rapprocher à ce sujet, ce que Freud a décrit dans l'esquisse d'une psychologie scientifique, de l'expérience de la satisfaction et de l'épreuve de la souffrance.) Mais c'est parce que le bébé projette sa propre agressivité sur ces objets qu'il les ressent comme " mauvais " ce n'est pas seulement parce qu'ils frustrent ses désirs : l'enfant les conçoit comme effectivement dangereux, commes des persécuteurs dont il craint qu'il ne le dévorent, qu'ils n'évident l'intérieur de son corps, ne le coupent en morceau, ne l'empoisonnent - bref qu'ils ne préméditent sa destruction par tous les moyens que le sadisme peut inventer. " Pour se défendre contre ces mauvais objets l'enfant refuse d'une part la réalité psychique. Mélanie Klein parle à ce propos de scotomisation, ou de négation de la réalité psychique mais aussi bien de la négation de la réalité extérieure. Elle décrit cet état comme éatnt proche de la psychose des adultes.
Elle décrit un troisième mécanisme " Très tôt également, le moi essaie de se défendre contre les persécuteurs internes à l'aide des processus d'expulsion, et de projectionDe ce qu'en décrit Mélanie, Ce sont les bons objets qui vont finir pas sauver la mise du sujet, faire qu'il se sente un peu protégé par eux :
" A mesure que s'accomplit l'organisation du moi, les imagos intériorisées se rapprochent plus étroitement de la réalité et l'identification du moi avec les bons objets devient plus complète. La peur de la persécution, éprouvée d'abord au sujet du moi, s'attache alors aussi au bon objet, et la préservation du bon objet sera dorénavant synonyme de la survie du moi.
Cette évolution va de pair avec un changement de la plus haute importance : d'une relation à un objet partiel, on passe à la relation à un objet complet. "Je me demande donc si, pour Mélanie Klein, les objets partiels sont quand même plutôt du côté des mauvais objets, et les bons objets se rapprochent de l'image spéculaire du sujet. Mais il est difficile de superposer l'approche de Mélanie Klein et celle de Lacan à propos du stade du miroir encore que ce que Lacan appelle l'imago du corps morcelé est très proche de cette étape de la constitution du sujet où dominent les persécuteurs internes.
Tandis que ce que Mélanie Klein appelle le rôle réconfortant apaisant du bon objet intériorisé pourrait être rapproché de l'apparition de l'Imago du père, dans son rôle pacifiant.Qu'est ce qu'on peut faire de cette approche de Mélanie Klein, par rapport à ce que pose Lacan de la fonction de l'analyste comme espace de l'objet partiel ?
Si on se fie, à ce jeu sauvage de projection et d'introjection des bons et des mauvais objets, il semblerait bien que, comme le décrit Freud, dans son grand texte sur La dénégation, ce qui est bon pour moi, je le garde, je le mange, je l'incorpore, ce qui est mauvais, je le crache, je le rejette, je l'expulse. Donc est-ce que ce qu'on projette sur l'autre de cet objet, n'est-t-il pas toujours le mauvais ?
Sans doute faut-il franchir une autre étape, celle où le bon objet triomphe sur le mauvais, reprend ses droits, pour que ce constitue l'agalma, cet objet précieux détenu par l'autre et qui nous manque cruellement.Le bon objet de Socrate, son agalma
Dans la séance du séminaire du Transfert du 1er mars 1961, Lacan effectue un rapprochement, pose même une équivalence entre ce " bon objet " et l'agalma dont Socrate se trouve être le dépositaire aux yeux d'Alcibiade.
Lacan reprend ainsi pas à pas ce qu'il appelle la confession d'Alcibiade devant le tribunal des autres, de tous ceux qui assistent à ce banquet.
" Ici je vais un instant reglisser, pour vous en montrer le caractère vivifiant, un morceau, un segment de notre exploration du Banquet. Rappelez-vous la scène extraordinaire - et tâchez de la situer dans nos termes - que constitue la confession publique d'Alcibiade. Vous devez bien sentir le poids tout à fait remarquable qui s'attache à cette action. Vous devez bien sentir qu'il y a là quelque chose qui va bien au-delà d'un pur et simple compte rendu de ce qui s'est passé entre lui et Socrate, ça n'est pas neutre, et la preuve, c'est que, même avant de commencer, lui-même se met à l'abri de je ne sais quelle invocation du secret qui ne vise pas simplement à <218b> le protéger lui-même. Il dit : " Que ceux qui ne sont pas capables ni dignes d'entendre, les esclaves qui sont là, se bouchent les oreilles ! " car il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas entendre quand on n'est pas à portée de les entendre.Il se confesse devant qui ? Les autres, tous les autres, ceux qui, par leur concert, leur corps, leur concile, leur pluralité, semblent constituer, donner le plus de poids possible à ce qu'on peut appeler le tribunal de l'Autre. Et ce qui fait la valeur de la confession d'Alcibiade devant ce tribunal c'est un rapport où justement il a tenté de faire de Socrate quelque chose de complètement subordonné, soumis à une autre valeur que celle du rapport de sujet à sujet, où il a, vis-à-vis de Socrate, manifesté une tentative de séduction, où ce qu'il a voulu faire de Socrate, et de la façon la plus avouée, c'est quelqu'un d'instrumental, de subordonné à quoi ? à l'objet de son désir, à lui Alcibiade, qui est agalma, le bon objet. Et je dirai plus, comment ne pas reconnaître nous analystes, ce dont il s'agit parce que c'est dit en clair : c'est le bon objet qu'il a dans le ventre.
Socrate n'est plus là que l'enveloppe de ce qui est l'objet du désir. Et <c'est> pour bien marquer qu'il n'est que cette enveloppe, c'est pour cela qu'il a voulu manifester que Socrate est par rapport à lui le serf du désir, que Socrate lui est asservi par le désir, et que le désir de Socrate, encore qu'il le connût, il a voulu le voir se manifester dans son signe pour savoir que l'autre objet, agalma, était à sa merci.
Or pour Alcibiade c'est justement d'avoir échoué dans cette entreprise qui le couvre de honte et fait de sa confession quelque chose d'aussi chargé. C'est que le démon de l' AÛdÅw?Aidôs/, de la Pudeur dont j'ai fait état devant vous en son temps à ce propos est ici ce qui intervient, c'est cela qui est violé. C'est que devant tous est dévoilé dans son trait, dans son secret, le plus choquant, le dernier ressort du désir, ce quelque chose qui oblige toujours plus ou moins dans l'amour à le dissimuler, c'est que sa [vie] <visée> c'est cette chute de l'Autre, grand A, en autre, petit a, et que, par dessus le marché dans cette occasion, il apparaît qu'Alcibiade a échoué dans son entreprise, en tant que cette entreprise nommément était de faire, de cet échelon, déchoir Socrate ".
Par rapport à ce que Lacan décrit du bon objet de Socrate, détenu par lui, peut-on en déduire ce qu'est l'espace de l'analyste où gît cet objet partiel ?
Est-ce que cet espace est l'enveloppe de l'objet que constitue l'analyste, donc pour le dénommer sur le schéma optique, i'(a), l'image du petit autre, ou bien est-ce plutôt un espace plus large, tout cet espace symbolique de l'au-delà du miroir où se trouve quand même incluse, située cette image de l'analyste en tant que contenant de l'objet partiel ? Je pencherais plutôt pour cette deuxième solution. Mais peut-être qu'en travaillant les textes de Roger Money-Kyrle et Maurice Bouvet la réponse à cette question nous paraitra évidente.
III - A partir du texte de Roger Money-Kyrle
L'objet partiel dans l'analyseUn résumé de l'article de Roger Money-Kyrle
"Sur le contre-transfert normal et certaines de ses déviations"C'est un étude du contre-transfert considéré comme étant à la fois un obstacle à l'analyse mais en même temps un facteur de progrès.
Il reprend le terme utilisé par Freud, celui de la neutralité bienveillante pour le compléter de trois autres qui en eux-mêmes sont fort intéressants :
L'analyste met en jeu dans l'analyse, non seulement " sa curiosité scientifique " mais également deux pulsions dites par lui fondamentales : la pulsion parentale - je trouve cette évocation fort intéressante si on les met en relation avec le désir de sauver ses analysants et les fantasmes de grossesse de l'analyste dans lesquels ce désir peut-être mis en jeu. La seconde pulsion est nommée " réparative " surgissant en quelque sorte en compensation de la " destructivité latente de chacun d'entre nous ". Nous voici donc mis en face de l'amour et la haine de l'analyste mis en jeu à l'égard de l'analysant.A partir de ce repérage effectué, voici ce qu'il décrit des liens de l'analysant à l'analyste.
L'analysant représenterait pour l'analyste l'enfant qu'il a été : " C'est par l'enfant inconscient dans le patient que l'analyste est le plus concerné Alors pour un parent, un enfant, au moins en partie, représente un aspect précoce de son self ". Il se produit donc une identification partielle de l'analyste qui peut prendre deux formes, soit projective soit introjective.
" je vais essayer de formuler ce qui a l'air de se passer quand l'analyse avance bien. Je crois qu'il y a une assez rapide oscillation entre introjection et projection. Alors que le patient parle, l'analyste en quelque sorte, s'identifiera par introjection à lui, et, l'ayant compris de l'intérieur, le reprojettera et interprétera. "
Ce sont ces mécanismes d'introjection qui vont permettre à Lacan d'évoquer ce qu'il en est de l'objet partiel de l'analysant déposé, introjecté par l'analyste.
Money-Kyrle en donne plusieurs exemples cliniques qui sont très parlants. J'ai retenu celui-ci :
" Un exemple au ralenti du type de processus auquel je pense peut se retrouver dans l'expérience assez banale d'un week-end. Pour un court moment, après avoir fini son travail de la semaine, l'analyste peut être consciemment préoccupé par un certain problème non résolu de ses patients. Puis il les oublie ; mais après la période de souci conscient, vient une période d'apathie pendant laquelle il est détaché de ses intérêts personnels qui meublent habituellement son temps libre. Je fais l'hypothèse que ceci est dû à ce que dans le fantasme il a projeté avec ses patients des parties de lui-même et doit en quelque sorte attendre que ceux-ci lui reviennent ".Je trouve que cet article est intéressant en tant qu'il montre comment il y a une sorte de réciprocité - ce qui ne devrait pas avoir lieu - les objets partiels de l'analyste partent durant le week-end séjourner chez l'un de ses analysants, tandis que par ailleurs l'analyste peut se trouver incommodé par le fait d'avoir introjecté, je dirais ingurgité l'objet partiel de son analysant.
A partir de ces descriptions cliniques très fines où on voit d'ailleurs bien fonctionner en filigrane ce que Lacan décrivait de cette bascule incessante entre O et O' sur le schéma optique, il est important de suivre la façon dont Lacan va lire ce texte de Money-Kyrle et éclairer cet question de la fonction de l'objet partiel dans l'analyse.
Lacan lit ce texte de Money-Kyrle
Dans le séminaire du Transfert (séance du 1er mars 1961)Ce passage du séminaire est très éclairant par rapport donc à ce qu'il développe l'année d'après, dans le séminaire l'Angoisse, concernant ce qu'il appelle " cet amour toujours présent dans le réel entre l'analysant et l'analyste, quelque chose qui se passe entre eux, non pas dans la diachronie de l'histoire (de l'analysant tout comme de l'analyste) mais dans la synchronie.
" On s'aperçoit qu'il y a autre chose que cette tendance à la remémoration, on ne sait pas encore bien quoi [ ] ce transfert on l'admet comme maniable par l'interprétation donc, si vous voulez, perméable à l'action de la parole "
D'autre part ce transfert est également " reproduction en acte ". " Si c'est une reproduction, si c'est quelque chose en acte, il y a dans la manifestation de transfert, quelque chose de créateur. Cet élément me parait tout à fait essentiel à articuler et, comme toujours, si je le mets en valeur, ce n'est pas que le repérage n'en soit pas déjà décelable dans ce qu'on déjà plus ou moins articulé les auteurs ". (il cite Lagache).
Il introduit ainsi la question de la répétition mais par rapport à quelqu'un à qui justement on parle,
Pour démontrer ce qui est en jeu du transfert spécifique qui se passe dans l'analyse, Lacan évoque à nouveau le Banquet de Platon et tout spécialement l'Eloge de Socrate fait par Alcibiade devant tous les participants de ce banquet.L'agalma de Socrate
Dans ce contexte, voici ce que Lacan nous décrit de cette scène qu'il transposera sur la scène analytique :
Voici ce qu'Alcibiade avoue devant ce tribunal de l'Autre :
" il a tenté de faire de Socrate quelque chose de complètement coordonné, soumis, à une autre valeur que celle de sujet à sujet, où il a vis-à-vis de Socrate, manifesté une tentative de séduction, où ce qu'il a voulu faire de Socrate c'est quelque chose d'instrumental, de subordonné à quoi ? à l'objet de son désir, à lui, Alcibiade, qui est agalma, le bon objet. Et je dirais plus ; comment ne pas reconnaître, nous analystes, parce que c'est dit en clair, c'est le bon objet qu'il a dans le ventre.Socrate n'est plus pour lui que l'enveloppe de l'objet du désir
Cette enveloppe est donc très proche de l'espace de l'objet partiel dont Lacan a qualifié l'analyste.
" C'est pour bien marquer qu'il n'est que cette enveloppe, c'est pour cela qu'il a voulu manifester que Socrate est par rapport à lui, le serf du désir, que Socrate lui est asservi par le désir il a voulu le voir se manifester dans son signe pour savoir que l' il a voulu le voir se manifester dans son signe pour savoir que l'autre objet, agalma, était à sa merci. "Cette conclusion à laquelle arrive Lacan m'intrigue beaucoup. Nous pouvons certes la rapprocher de ce qu'il disait, à la fin du séminaire des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, ou plutôt de ce qu'il faisait dire à l'analysant, parlant par sa bouche : " je t'aime, mais, parce qu'inexplicablement j'aime en toi, quelque chose de plus que toi - l'objet petit a, je te mutile ".
Mais je n'arrive pas à la rapprocher par contre de ce qu'il écrivait dans les Ecrits de la fonction de l'objet a qu'il reçoit du symbolique.
A moins que cette mutilation soit elle liée à la pulsion, donc je dirais bien qu'elle fait intervenir la catégorie du réel.
A propos de cette fonction que l'objet a reçoit du symbolique.D'autre part avec cette mutilation, est-ce que nous ne retrouvons pas l'envers de tout amour, la haine qui est sa doublure ?
IV - Les fantasmes d'incorporation phallique de Maurice Bouvet
Je n'avais jamais repéré jusqu'à cette nouvelle lecture des textes de Maurice Bouvet, comment il se situait en fait dans la filiation analytique d'Abraham et de Mélanie Klein, reprenant à son compte ce qu'ils avaient tous deux décrit, l'un concernant l'amour partiel de l'objet qui évitait de l'avaler tout cru et surtout en entier, l'autre concernant les jeux d'introjection de l'objet, objet, selon les cas, bénéfique et apportant l'apaisement ou mauvais et persécuteur entrainant alors de fortes angoisses.
Il m'a semblé que ce que Maurice Bouvet apporte de nouveau, c'est quelque chose qui est de l'ordre du franchissement possible du roc de la castration tel que Freud l'a décrit, mais on peut dire aussi que par rapport à ce que pourra en avancer Lacan, il s'arrête en quelque sorte en route, avec ce qu'il appelle les fantasmes d'incorporation du phallus de l'analyste, incorporation qui reste au niveau imaginaire.
De ces fantasmes d'incorporation de son phallus, Maurice Bouvet en donne de nombreux exemples cliniques, aussi bien du côté des hommes que du côté des femmes.Nous pouvons en effet lire l'observation de Renée de son grand article " Importance de la prise de conscience de l'envie du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine ".
Mais ces fantasmes d'incorporation phallique sont mieux explicités encore à partir de ses études cliniques de grands obsessionnels hommes. Il les découvre en effet à partir de ce qu'il décrit comme des transferts homosexuels, le désir d'être aimé de l'analyste et d'avoir des rapports sexuels avec lui mais sous un mode oral.Dans la filiation d'Abraham et de Mélanie Klein
Introjection et projection des bons et des mauvais objetsEn se référant à Abraham et à Mélanie Klein, Bouvet décrit d'abord ces jeux d'introjection et de projection de l'objet qui ont lieu en cours d'analyse pour démontrer en quoi ce n'est que secondairement mais toujours de façon décisive qu'à lieu l'introjection passive et bénéfique du phallus de l'analyste, d'ailleurs Bouvet n'hésite pas à comparer cette incorporation au rituel de la communion dans le religion catholique.
Je rajoute ces deux citations de Bouvet qui éclairent les deux mécanismes.
Tout d'abord celle de l'introjection maléfique :
" L'introjection en effet d'une partie seulement de l'objet, lorsqu'elle est accompagnée d'un fort investissement agressif, entraîne une réaction d'angoisse extrêmement vive, un état " de panique ", selon l'expression de Glover. Le sujet se sent habité par une substance mauvaise, dangereuse, toxique, qui met en danger sa propre existence ou plus simplement son individualité. Il tend à se débarrasser de cet hôte dangereux en le rejetant loin de lui. En effet l'objet, qui a acquis ces propriétés vulnérantes par le fait d'une projection préalable sur lui, ainsi que j'y insisterai plus loin, des propres caractéristiques agressives du sujet, est ressenti. comme le vecteur d'un danger mortel, ou mieux comme animé d'une intention mauvaise ; c'est ainsi en tout cas que réagissent les sujets adultes qui se livrent à ces phantasmes d'incorporation avec fort investissement agressif ; la partie d'objet qu'ils incorporent possède les mêmes propriétés dangereuses que l'objet tout entier qui est visé dans leurs relations. D'ailleurs elle est, de par la correspondance symbolique de la partie au tout, représentative de la totalité de l'être avec qui ils nouent une telle relation, tout au moins dans une certaine mesure, car la relation d'objet n'y est pas rompue comme dans la mélancolie. Sans vouloir aborder ici le problème de la valeur conceptuelle de la notion d'objet partiel de Mélanie KLEIN, disons simplement : que les malades s'expriment effectivement comme si l'introjection agressive (dorénavant j'emploierai le plus souvent ce qualificatif pour éviter l'expression : avec fort investissement agressif) des parties d'objet équivalait non seulement à une destruction, mais au risque d'être habité par un agent destructeur. " Quels sont les sentiments qui accompagnent cette idée d'absorber votre sperme ? me disait l'un de mes patients dans un contexte d'irritation violente... J'ai peur d'en mourir... d'être transformé, d'être habité par un être tout-puissant et malfaisant qui échapperait à mon contrôle. " Dans d'autres circonstances, une telle introjection pourrait avoir un tout autre effet, et s'accompagner d'un sentiment de joie, de force, d'invulnérabilité ; mais il est vrai qu'elle se développerait dans une atmosphère non plus agressive, mais amoureuse, véritable introjection conservatrice, dont je parlerai plus loin. Qu'il me suffise de noter ici que, comme les activités anales, l'introjection peut revêtir selon les cas deux aspects opposés, et que ces significations différentes sont rigoureusement déterminées par l'état affectif qui l'accompagne ".Introjection du phallus de l'analyste
Quand il s'agit d'une introjection passive et bénéfique, Bouvet la rapproche du mécanisme de la succion du sein qui était, selon Abraham pré-ambivalente, c'est à dire ne comportait pas encore de désir de morsure, mais de par l'équivalence sein/pénis, c'est maintenant le phallus de l'analyste qui est incorporé par l'analysant, séance tenante, et qui lui permet en quelque sorte de s'approprier " les forces viriles de l'analyste, pour tout dire de s'identifier à lui.
" Cette sorte d'introjection que l'on pourrait peut-être qualifier de passive me paraît beaucoup mieux mériter le nom de conservatrice. N'a-t-elle pas des traits communs avec la communion religieuse où l'on avale sans mâcher le changement de forme du phantasme traduisant seulement, comme je l'ai fait remarquer plus haut, une modification capitale dans l'affectivité du sujet, elle provoque chez Paul, le même sentiment de force et d'identification à l'être idéal générateur de toutes les puissances. Et ceci se traduira concrètement, d'une part en effet dans les semaines qui suivirent il passa avec succès un examen comportant non seulement un écrit, mais aussi un oral, et embrassa une jeune fille pour la première fois de sa vie ; d'autre part, sur le plan analytique, il renonça presque complètement à ses techniques d'isolation ; l'un de ses besoins narcissiques fondamentaux était satisfait ; l'objet introjecté n'était plus mauvais ni dangereux, le désir de l'absorber ne se heurtait plus à une défense narcissique exaspérée. Bien au contraire, la possession de cet objet apportait un appoint considérable à ce même narcissisme. Devenu moins agressif, parce qu'il avait surmonté les anxiétés liées à l'acceptation de sa propre image reflétée par l'analyste, le sujet n'avait plus à projeter sur l'objet de son désir ses propres caractéristiques agressives. Le cercle vicieux névrotique se trouvait rompu comme si une sorte de satisfaction symbolique eût pu progressivement atténuer le sentiment de frustration, jamais apaisé jusqu'ici, qui donnait à la pulsion orale régressive toute sa qualité destructrice, et que sa signification libidinale ait pu enfin se dégager ". p. 136 " Le moi dans la névrose obsessionnelle " Relation d'objetMaurice Bouvet en évoquant cette satisfaction symbolique, arrive en effet près du but, sauf que dans ce qu'il décrit il ne s'agit nullement de manque et de désir mais au contraire de puissance virile analogue à celle de l'analyste. Tous deux ne manquent de rien.
Du phallus imaginaire au phallus symbolique
Il n'empêche que d'un point de vue théorique, Bouvet a bien repéré le rôle que jouait l'analyste comme " espace de l'objet partiel ". Il prépare en quelque sorte le terrain pour la mise en place de cet objet détenu par l'analyste, comme agalma, mais qui n'est que le reflet de ce qui manque au sujet, son objet a, son objet partiel.
Lacan reprend ce texte de Bouvet dans le séminaire des Formations de l'inconscient, séances du 4 et du 11 juin. C'est un peu difficile et nous aurons sans doute l'occasion d'approcher à nouveau cette question, mais l'essentiel c'est le fait qu'à partir d'un rêve d'un des analysants de Bouvet, Lacan montre comment le phallus, le phallus imaginaire qui serait attribué à l'analyste, comme instrument de sa puissance, doit être érigé au rang de signifiant, comme marque de sa castration, mais avant tout comme marque de la castration de l'Autre.
Voici le texte de ce rêve où Bouvet y lit ces manifestations d'un transfert homosexuel éprouvé envers l'analyste et où Lacan en extrait cette fonction du phallus symbolique sous la forme d'un bidet !
" je vous accompagne à votre domicile particulier - dans votre chambre il y a un grand lit - je m'y couche - je suis extrêmement gêné - il y a un bidet dans un coin de la chambre - je suis heureux quoique mal à l'aise. " Le malade n'eut pas beaucoup de difficultés à admettre la signification homosexuelle passive de ce rêve. Nous revînmes alors sur la part d'homosexualité qui existe chez tout sujet normal et qui permet l'identification de l'enfant à l'adulte de même sexe, du fils à son père, du disciple à son maître. Le malade résista assez longtemps à cette interprétation, puis l'accepta et nous livra avec plus de détails encore le matériel que nous avons condensé plus haut, en définissant exactement son intimité avec son frère. Il nous rapporta en particulier un souvenir d'enfance assez significatif et qui l'avait fortement troublé : " Un jour, mon frère se reposait dans sa chambre - j'y pénétrais pour prendre un livre ; dans son demi-sommeil, il m'attira vers lui et m'appela mon chéri, comme si j'étais une fille. - J'eus alors une impression indéfinissable de honte et de plaisir. " A partir de ce moment, l'attachement du malade pour son analyste se renforça nettement "Ce qui compte dans cette approche, c'est le fait que, par cette incorporation fantasmatique effectuée, Bouvet repère quelque chose de très important encore que théoriquement mal élaboré, le fait que par cette incorporation phallique, son analysant arrive à se dégager des fantasmes d'une mère très castratrice et surtout réussit à porter un regard amoureux sur sa femme, ce qui améliora notablement sa vie conjugale.
Donc il repère les effets cliniques de cette introjection symbolique mais que lui situe au niveau imaginaire, puisque il attribue cette amaélioration à l'aasimilation de la puissance de l'analyste, au lieu de l'attribuer au fonctionnement de la métaphore paternelle qui effectue une coupure entre le désir du sujet et le désir de l'Autre. Il la libère donc est du désir ce frère interdicteur et répressif par rapport à sa sexualité, mais aussi du désir de sa mère, qui malgré lui, le féminise, pour pouvoir être son objet phallique.
Roc de la castration et limite de lanalyse freudienne : les exemples de Dora et de la jeune homosexuelle
Vanessa Brassier
Le roc dorigine. De langoisse de castration au « vice de la structure »
Dans le séminaire sur LAngoisse, Lacan tente de délimiter les contours de ce fameux « roc de la castration » et de démontrer quil constitue le point de butée de lanalyse freudienne et non pas une limite infranchissable en soi. Toutefois, il me semble que cette critique de la butée freudienne est loin de signifier que, pour Lacan, il ny a pas de butée. Seulement, celle quil est amené à découvrir serait peut-être dune autre nature. Pour reprendre brièvement les données du problème, rappelons que le roc freudien de la castration désigne ce moment indépassable de la cure qui est énoncé sous la forme de ses deux variantes dans Analyse finie, analyse infinie : la « protestation virile » côté homme, le Penisneid côté femme.
Mais pour les deux sexes, lenjeu reste le même : la possession du phallus, objet dune castration imaginaire, puisque le garçon, qui est pourvu de lorgane, imagine la possibilité de le perdre quand la fille, qui en est privée, imagine celle de lavoir. Or, pour Lacan, langoisse de castration qui est le fruit de cet enjeu imaginaire nest ni le seul ni le dernier indice de la vérité du manque, celle quil cherche à débusquer dans LAngoisse.
Voici ce quil en dit dans la séance du 30 janvier 1963 : « Une des formes possibles de lapparition du manque est ici, le -f, le support imaginaire qui nest quune des traductions possibles du manque originel, du vice de structure inscrit dans lêtre au monde du sujet à qui nous avons affaire. Il est, dans ces conditions, concevable, normal de sinterroger pourquoi, à mener jusquà un certain point et pas au-delà lexpérience analytique, ce terme que Freud nous donne comme dernier du complexe de castration chez lhomme et du Penisneid chez la femme, ce terme peut être mis en question. Quil soit dernier nest pas nécessaire.[1] »
Cest grâce à linvention de lobjet a, en cernant sa fonction dans le transfert, que Lacan va faire lhypothèse dun au-delà de Freud et de son roc de la castration. Quel est cet au-delà ? Comment lanalysant peut-il latteindre ? Peut-il seulement latteindre ? Janticipe un peu sur les formulations des séances ultérieures à celles que nous étudions présentement, pour remarquer que le dépassement du roc freudien langoisse de castration- semble conduire Lacan à une autre butée, le « vice de structure » comme il le nomme, un manque réel, un vide insymbolisable au cur du sujet. « Le manque est radical », nous dit Lacan le 30 janvier 1963, « il est radical à la constitution même de la subjectivité telle quelle nous apparaît par la voie de lexpérience analytique. Ce que, si vous le voulez, jaimerais énoncer en cette formule : dès que ça se sait, que quelque chose du Réel vient au savoir, il y a quelque chose de perdu et la façon la plus certaine dapprocher ce quelque chose de perdu, cest de le concevoir comme un morceau de corps.[2] » Telle serait la vérité du manque qui, « sous cette forme opaque, massive » se donne dans lexpérience analytique. A mon sens, Lacan définit là ce quil conçoit, lui, comme lhorreur de la castration. Je vous cite le paragraphe dans son intégralité car il me semble essentiel pour comprendre la reformulation par Lacan du roc de la castration freudien : « Ce point [ il sagit du manque radical ], faut-il le dire, comporte assez dinsoutenable pour que nous essayions sans cesse de le contourner, ce qui est sans doute à deux faces, à savoir que dans cet effort même nous faisons plus que den dessiner le contour et que nous sommes toujours tentés, à mesure même que nous nous rapprochons de ce contour de loublier, en fonction même de la structure que représente ce manque. Doù il résulte, autre vérité, que nous ne pourrions dire que le tournant de notre expérience repose sur ceci que le rapport à lAutre en tant quil est ce où se situe toute possibilité de symbolisation et le lieu discours, rejoint un vice de structure et quil nous faut, cest le pas de plus, concevoir que nous touchons là à ce qui rend possible ce rapport à lAutre, cest-à-dire que ce point doù surgit quil y a du signifiant, est celui qui, en un sens, ne saurait être signifié. Cest là ce que veut dire, ce que jappelle le point manque de signifiant [3]»
Ce point « manque de signifiant » est, me semble-t-il, ce que Lacan écrira plus tard sous la forme de S(A barré). Ici, il ne me semble pas hasardeux démettre lhypothèse quau décours de son expérience, et de manière privilégiée dans langoisse, Lacan rencontre lui aussi un roc, plutôt un « vice », celui de la structure : ce qui fait horreur, qui est indépassable, cest la castration réelle Lacan dit plutôt « privation réelle », la perte de morceaux de corps, les caduques, perdus pour le sujet, perdus en quelque sorte pour limage et pour le signifiant : « Ce qui choit, cest le plus réel du sujet », nous indique Lacan. Et langoisse serait liée au surgissement dans le réel de cet objet qui se décline sous les formes que lon connaît : lobjet oral, lobjet anal, la voix, le regard, et lobjet phallique qui a une place un peu particulière. En tous cas, chacun de ces objets pulsionnels excède les limites de la signifiance et de limage. Autrement dit, lopération de la division subjective, soit laccès au langage et au désir, ne va pas sans la perte dun morceau de corps, privation réelle, amputation de jouissance. Lobjet a, qui représente ce corps comme reste, désignerait cette parcelle de jouissance insymbolisable, irreprésentable : « cette petite pièce manquante, le a » est « un manque auquel le symbole ne supplée pas. Ce nest pas une absence donc au premier chef à quoi le symbole peut parer[4] ». Mais le corps garde la mémoire des traces quil a laissées une découpe pulsionnelle sur le corps, la découpe dun espace infranchissable entre le désir du parlêtre et son impossible complétude. Cest dans cette béance irréductible et irreprésentable entre désir et jouissance que surgit langoisse et cest ce point qui, pour Lacan, constitue un manque irréductible. Du moins cest ainsi que jinterprète le roc lacanien au regard du roc freudien.
Le point aveugle de Freud
Dans les 3 séances de LAngoisse que nous lisons en ce moment, cest plus le cas de la jeune homosexuelle que celui de Dora qui sert à Lacan de paradigme pour envisager cet au-delà de lanalyse freudienne. Ici, Lacan articule son commentaire autour du passage à lacte qui, quelles que soient ses formes, se définirait, par sa structure, comme un « laisser tomber » ou un « se laisser tomber ». Avec cette problématique du passage à lacte se dessine en filigrane la question du maniement du transfert et de lacte psychanalytique, ici celui de Freud et de son échec avec la jeune homosexuelle mais aussi avec Dora et toutes celles de ses analysantes quil a pu laisser tomber, faute peut-être davoir pu, lui, laisser tomber quelque chose de son désir de maîtrise ? Mais voyons un peu plus en détails ce quen dit Lacan le 9 janvier 1963 : « ...La limite de Freud, ça a été, on la retrouve à travers toutes ses observations, la non-aperception de ce qu'il y avait de proprement à analyser dans la relation synchronique de l'analysé à l'analyste concernant cette fonction de l'objet partiel, on y verra (...) le ressort même de son échec, de l'échec de son intervention avec Dora, avec la femme du cas de l'homosexualité féminine ; on y verra surtout pourquoi Freud nous désigne dans l'angoisse de castration ce qu'il appelle la limite de l'analyse, précisément dans la mesure où, lui, restait pour son analysé, le siège, le lieu de cet objet partiel.[5] » Les mots de "siège", de "lieu" font partie du même champ sémantique que celui de "place". Or c'est bien de cela qu'il s'agit : la limite de l'analyse freudienne est en effet celle de la place de Freud, père de la psychanalyse, père non castré, père idéalisé, père séducteur ; place où gît - mais comme enkysté- cet objet partiel, du coup phallicisé et donc non manquant. A cette place que Freud occupe, qu'il occupait, cet objet, il l'a ...et ne veut pas le lâcher. Or l'analyse du transfert ne peut se structurer qu'autour d'une béance, d'une "place vide", nous dit Lacan. « Cest pour autant que cette place vide est visée comme telle que sinstitue la dimension toujours, et pour cause, plus ou moins négligée du transfert[6]. » Je trouve ce point essentiel pour comprendre que le transfert n'est pas seulement répétition d'anciennes situations, mais aussi et surtout le surgissement d'un amour réel dans le présent : « C'est en fonction de cet amour, disons réel, que s'institue ce qui est la question centrale du transfert, à savoir celle que se pose le sujet concernant l'agalma, à savoir ce qui lui manque », nous dit Lacan dans L'Angoisse. Autrement dit, dans l'amour de transfert -amour réel-, le manque du sujet vient se présentifier en la personne de l'analyste qui s'en fait le support depuis cette place vide qu'il occupe. Cette place vide, d'où le sujet pourra poser la question de son manque, c'est l'analyste qui l'incarne. Une année après lAngoisse, dans son séminaire sur Les 4 concepts fondamentaux, Lacan revient sur la question en posant le désir de l'analyste comme un X énigmatique. J'y vois là cette fameuse "place vide" où pourra venir se loger l'objet a de l'analysant, où pourra dans l'amour de transfert se présentifier la pulsion. Est-ce que Freud, en occupant cette place d'Autre non castré, d'Autre détenteur de l'objet a, n'aurait pas fait barrage au surgissement du manque chez ses analysantes, de ce manque au-delà du Penisneid ? La limite de l'analyse freudienne n'est-ce pas l'échec de l'avènement de cette dimension du "reste", de "l'objet chu", de ce manque irréductible qui anime le désir, mobilise la pulsion et se donne, comme manque, dans l'amour ? "Je t'aime, mais, parce quinexplicablement j'aime en toi quelque chose plus que toi -l'objet a, je te mutile[7]", dirait en somme l'analysé à son partenaire l'analyste. Intouchable, Freud refusait cette mutilation qui lui aurait permis sans doute d'accéder à cet au-delà du Penisneid dont il faisait pour ses analysantes la butée de l'analyse. Mais ce roc sur lequel elles butaient n'était-ce pas celui de Freud, inentamé, plus que le leur ? Cette mutilation, peut-être pourrait-on la comprendre comme un renoncement au désir de tout savoir -désir de maîtrise- pour laisser place à ce "X énigmatique" ? C'est en tout cas ce que m'a suggéré Lacan qui loge au coeur de cette passion de la vérité comme désir de savoir le point aveugle de Freud avec les femmes. A ce sujet, une petite anecdote rapportée par Lacan à la fin de la séance du 23 janvier 1963 : « Freud a failli périr étouffé de cette promenade nocturne que sa fiancée, le jour même où ils échangeaient les deux derniers voeux, fit avec un vague cousin (...), et c'est là qu'est le point aveugle, Freud veut qu'elle lui dise tout." Cette volonté de savoir, n'est-ce pas le symptôme de Freud face au désir féminin, "douceur fluente" qui se dérobe ?
Etre laissé tombé pour lanalyste
Pour étayer un peu cette hypothèse, il est très éclairant de revenir un peu en arrière, dans le séminaire sur La relation dobjet, où Lacan pointait déjà le ratage de Freud dans la cure de la jeune homosexuelle. Il mettait alors laccent sur la prédominance de limaginaire dans la relation transférentielle, notamment à propos de linterprétation des soi-disant « rêves mensongers » dont Freud affirmait quils étaient dirigés contre lui, destinés à le tromper et à le décevoir. Ici, Lacan fait parler Freud : « Cest[il sagit des rêves], dit-il, une tentative de membobiner, de me captiver, de faire que je la trouve très jolie. » Puis Lacan commente « En affirmant quil [Freud] lui est promis le pire, ce quil veut éviter, cest de se sentir lui-même désillusionné. Cest dire quil est tout prêt à se faire des illusions. A se mettre en garde contre ses illusions, déjà il est entré dans le jeu. Il réalise le jeu imaginaire. » Et surtout, Lacan ajoute que : « la pointe apparaît ici de cette intention imputée au sujet, de le captiver, lui, Freud, pour le faire tomber de son haut, pour le faire choir de dautant plus haut quil serait pris davantage dans la situation.[8] ». Freud aurait-il laissé tomber la jeune fille pour ne pas risquer, lui, dêtre laissé tomber, dêtre destitué de sa position de maître ? Quoiquil en soit, cest bien sur un mode agressif que sétablit la relation transférentielle entre Freud et la jeune fille, une relation imaginaire à situer sur laxe a-a des identifications[9]. Bras de fer, lutte de prestance, lutte de « pur prestige », dirait Hegel. Nest-ce pas ce qui sest passé aussi avec Dora, quand Freud sobstinait sans succès à lui faire avouer son amour pour Monsieur K ? Et surtout quand, après lavoir congédié, Dora revient 15 mois plus tard et que Freud la laisse tomber à son tour, prétextant quil voyait à sa mine que sa demande ne pouvait être prise au sérieux ? Mais qua-t-il vu qui laurait embarrassé ? Un regard quil na pu soutenir ? Un regard moqueur, ironique, de défi ? Des yeux trop rusés, comme ceux de la jeune homosexuelle à qui il dira, à la fin de la dernière séance « vous avez des yeux si rusés que je naimerais pas vous rencontrer dans la rue en tant que votre ennemi » ? Quoiquil en soit, les cures de ces deux jeunes filles sont identiques sur un point au moins : embarrassé, Freud passe à lacte. Il les laisse tomber. Mais de quel « embarras » est-il question ? Freud ne serait-il pas embarrassé de cet objet partiel phallicisé quil ne veut pas lâcher et qui fait de lui un maître et un père non castré ? Un maître qui veut, qui exige quelle la femme, chaque femme lui dise tout. Un père celui de la psychanalyse, incontestablement, et celui de ses analysantes. Doù cette surestimation du transfert oedipien sur une figure paternelle, dans les cures de femmes, qui ressortit à ce fameux « préjugé » de Freud que Lacan pointait déjà dans son Intervention sur le transfert une autre formulation, 13 ans plus tôt, de la butée freudienne : « Freud avoue que pendant longtemps il na pu rencontrer cette tendance homosexuelle ( ) sans tomber dans un désarroi qui le rendait incapable den agir sur ce point de façon satisfaisante. Ceci ressortit, dirons-nous, à un préjugé, celui-là même qui fausse au départ la conception de complexe ddipe en lui faisant considérer comme naturelle et non comme normative la prévalence du personnage paternel : cest le même qui sexprime simplement dans le refrain bien connu : « comme le fil est pour laiguille, la fille est pour le garçon. [10]» Prévalence du personnage paternel, auquel Freud sidentifie naturellement. Et de cette place, détenteur de lobjet a phallicisé, il ségare avec Dora en sacharnant à lui faire avouer que ce quelle désire sans le savoir, cest ce phallus quelle na pas. Du coup, à revenir trop constamment sur lamour que M. K inspirerait à Dora, Freud passe à côté de « lobjet réel de son intérêt », à savoir Mme K. Embarras et désarroi face à ce désir féminin qui lui échappe A nouveau, il me semble intéressant de faire un petit retour aux textes que nous avons travaillés, en y relevant les points de butée repérés par Lacan dans la cure de Dora. Jaimerais reprendre maintenant un passage du Séminaire sur Les Ecrits techniques de Freud : « Si lanalyse [celle de Dora] avait été correctement menée, quest-ce qui aurait dû se passer ? Quest-ce qui se serait passé si au lieu de faire intervenir sa parole en O [axe imaginaire], cest-à-dire de mettre en jeu son propre ego dans le but de repétrir, de modeler celui de Dora, Freud lui avait montré que cétait Mme K. quelle aimait ?[11] » Cet acte de nomination, acte symbolique, aurait permis le franchissement du miroir et la possibilité pour Dora de reconnaître Mme K comme lobjet de son désir première étape de lanalyse, nous dit Lacan. Peut-être pouvons-nous à présent ébaucher une réponse à ce quaurait pu être la deuxième étape. Naurait-elle pas consisté à déceler dans ce désir de Dora pour Mme K la résurgence de ce « primitif désir oral[12] » accroché à la mère préoedipienne ? Selon les coordonnées lacaniennes, la fonction de lanalyste comme « espace du champ de lobjet partiel[13] » doit être propice à un tel repérage. Si, pour Dora, lobjet partiel visé par son désir est lobjet oral, son émergence dans la cure lui aurait sans doute permis de laisser tomber ce mode de jouissance pour accéder à « lassomption de son propre corps » et à « la reconnaissance de sa féminité corporelle[14] ». Mais cet objet partiel, au cur du fantasme de succion de Dora, Freud, tout embarrassé quil était de son propre objet, na su le déceler quà la lumière de lamour oedipien. Autrement dit, incapable daccueillir le transfert déléments préoedipiens sur sa personne, il na pu accéder à ce noyau de vérité, se faire le support de ce petit a. De même que pour la jeune homosexuelle, cest lobjet regard qui, dêtre pris par Freud dans la suspicion imaginaire de la provocation et de la ruse souvenons-nous des yeux rusés- na pu émerger comme cet objet partiel dont il aurait fallu que la jeune fille se détache.